Que devons-nous à Françoise Héritier ?

Françoise Héritier, ethnologue, anthropologue et féministe, est décédée le 15 novembre dernier, à l’âge de 84 ans. A l’annonce de sa mort, de très nombreuses voix se sont élevées pour lui rendre hommage. Nous les rejoignons ici, avec le souhait de vous faire partager quelques grandes notions issues de la pensée de Françoise Héritier.

Françoise Héritier commence sa carrière d’anthropologue en étudiant les systèmes de parenté dans différentes cultures d’Afrique occidentale, à travers des missions de terrain initiées dès 1957. Elle s’inscrit ainsi dans la continuité des travaux engagés par Claude Lévi-Strauss, qu’elle prolonge et complète.

Si Claude Lévi-Strauss décrit la prohibition de l’inceste comme le premier invariant culturel, autrement dit une caractéristique universellement partagée par toutes les cultures, Françoise Héritier y ajoute « la valence différentielle des sexes ». Ce qui signifie que partout, de tout temps, les femmes et les hommes ont été pensés comme différents, et plus encore, comme inégaux, les hommes étant considérés comme supérieurs aux femmes. C’est la raison pour laquelle encore aujourd’hui il est si difficile de lutter pour l’égalité entre les femmes et les hommes : l’histoire de la domination masculine se perd dans la nuit des temps.

Comment expliquer que les différences biologiques aient été systématiquement interprétées comme le signe d’une supériorité masculine ? Pour Françoise Héritier, tout se joue dans « le privilège exorbitant d’enfanter » propre aux femmes. D’enfanter des filles, ce qui pouvait sembler normal, mais aussi des garçons, ce qui était beaucoup plus problématique ! Ce privilège aurait alors été contesté par les hommes, qui se seraient approprié le corps des femmes, et ainsi leur capacité de prolonger l’espèce. La mainmise sur les corps et les destins de femmes aurait ensuite été assurée au fil du temps par un statut inégal (dans l’accès à l’éducation et au savoir, dans les rôles dévolus aux deux sexes, etc.) et par une idéologie hiérarchique de la supériorité masculine.

Au contraire, Françoise Héritier affirme que la hiérarchie entre les sexes est une construction sociale et ne correspond à aucune réalité biologique : les hommes et les femmes ont les mêmes capacités physiques, cérébrales et intellectuelles. Plus encore, elle estime que la dysmorphie (différence de taille) entre les femmes et les hommes a été construite au fil de l’évolution humaine, les hommes se réservant les protéines et les graisses, nécessaires pour fabriquer les os, tandis que les femmes recevaient les féculents et les bouillies. Ces différences dans l’alimentation, qui existent encore aujourd’hui (et y compris en France !), ont abouti au fil du temps à une diminution de la taille des femmes et une augmentation de celle des hommes. Autrement dit, une « différence construite » qui se fait passer pour naturelle.

Françoise Héritier continuait à analyser notre actualité à l’aune de ses concepts. Ainsi, à propos de l’affaire Weinstein, elle disait dans un entretien récent : « Les conséquences de ce mouvement peuvent être énormes. A condition de soulever non pas un coin mais l’intégralité du voile, de tirer tous les fils pour repenser la question du rapport entre les sexes, s’attaquer à ce statut de domination masculine et anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible. C’est un gigantesque chantier. (…) La vie en société impose des règles ! Mais on a si longtemps accepté l’idée que le corps des femmes appartenait aux hommes et que leur désir exigeait un assouvissement immédiat ! » (Le Monde, 4 novembre 2017).