Depuis 5 ans, j’accompagne des administrations, collectivités ou entreprises sur la prévention du harcèlement sexuel au travail. Récit, en accéléré, de ces cinq années au cours desquelles certaines choses ont changé. Et d’autres pas.
Ce que je raconte ici est une expérience professionnelle. Elle ne reflète pas la totalité ou la « réalité » de la lutte contre le harcèlement sexuel en France. Ce récit est simplement un point de vue. D’autres comme l’AVFT qui travaillent depuis bien plus longtemps sur le sujet auront sans doute un point de vue très différent.
Le harcèlement, le désert et nous
Nous avons créé l’entreprise en 2013 avec Pauline Chabbert. En retrouvant nos premiers diaporamas, j’ai pris conscience que nos premiers mois, cette question n’était jamais abordée. On parlait des violences sexuelles en général mais pas de ce qu’il se passait au travail.
Notre entreprise a commencé à aborder le sujet en 2014. Tout doucement.
Un jour, une société privée (2500 salarié.e.s) m’a demandé de ne pas parler de harcèlement au CODIR (ils n’étaient « pas prêts »). J’ai reçu la consigne d’enlever ma diapo Power Point. Quand même un peu bousculée par les chiffres que j’avançais, cette entreprise m’a demandé de former ses médecins et chargé.e.s de prévention sur le harcèlement. A l’époque, leur niveau de connaissance était de l’ordre de zéro. 2500 salarié.e.s, pas un seul cas détecté. (#AuSecours)
L’enquête qu’on utilisait à ce moment-là, c’était celle du Défenseur des droits qui disait 1 femme sur 5 concernée au travail.
Dans les années qui ont suivi, nous n’avons pas eu de demande sur le sujet. Lorsqu’on en parlait aux clients, on nous disait « y en a pas chez nous ». On réussissait parfois à glisser une question sur la thématique, au milieu d’autres. En 2015, lors d’un sondage interne à une collectivité sur l’égalité femmes – hommes dans les politiques publiques, nous avions posé la question du harcèlement sexuel au travail. L’ampleur des chiffres avait fait paniquer la direction des services.
J’ai le souvenir d’un RDV dans une administration (ministère). 2000 personnes dans le bâtiment, 60% de femmes. La personne en face de moi me dit : « on a eu 1 cas de harcèlement sexuel en 10 ans ». (#AuSecoursBis)
A ce moment-là, on a commencé avec les collègues à poser la question du harcèlement comme un élément incontournable dans nos RDV clients. On se débrouillait pour le placer systématiquement. « Et sur la prévention du harcèlement sexuel, vous faites quoi ? ».
Toujours les mêmes regards étonnés. « Harcèlement sexuel ? Ah non, y en a pas chez nous ».
Nous, à chaque fois : « Si, il y en a. Aussi sûr que 2 et 2 font 4. Le problème, c’est que vous ne le repérez pas ». En face, des regards vides. Les gens ne nous croyaient pas. On avait vraiment l’impression de parler dans le désert.
Les frémissements de l’avant #MeToo
Et puis l’affaire Baupin est arrivée (encore 1000 bravo à toutes les femmes et aux journalistes qui ont sorti l’affaire). Dans le sillage de cette affaire, une entreprise nous a demandé de former l’ensemble des salarié.e.s sur la thématique. Une seule.
Nous avons vu arriver petit à petit la question du sexisme dans les entreprises et les administrations. On n’était pas encore sur le harcèlement. « Il ne faut pas aller trop vite » nous disait-on. J’ai le souvenir d’un colloque lunaire organisé dans un ministère sur le sexisme. Une des intervenantes parlait de « sexisme bienveillant ». Avec Sophie Binet, qui intervenait également, nous avions demandé à parler de harcèlement. Refus. (On l’avait quand même fait, faut pas déconner)
A cette époque, je formais des réseaux de femmes en entreprise ou des managers. Dans ma tête, cette période ressemble à un immense chuchotement. On se parlait du sujet à demi-mots. Le mot harcèlement n’était jamais prononcé par les femmes. J’ai un souvenir d’une sorte de grand silence collectif dans le monde du travail. Et surtout d’une période d’absolue méconnaissance de la qualification des faits.
Dans une collectivité, nous animions une formation sur le sexisme (toujours pas le harcèlement). On demande aux gens d’écrire des exemples de propos sexistes sur un papier et de le passer au groupe voisin pour que ce dernier trouve une répartie.
Premier exemple sur les règles, deuxième sur la parentalité. Troisième exemple, la participante lit « Untel passe derrière moi à la photocopieuse, m’attrape les hanches, se colle à moi et me dit « Hum, t’aime ça » ». Rires dans la salle.
On était censé parler de sexisme. La dame avait décrit une agression sexuelle.
Je me rappelle ce sentiment d’être figée, face à la salle. Sidérée. J’étais certaine à 300% que la personne qui avait écrit le papier parlait d’une situation vécue dans la collectivité. On a repris les définitions. Rappelé la loi. Je pense que cette femme était persuadée que ce comportement, c’était « juste » du sexisme. Pas un délit puni de 5 ans d’emprisonnement.
Autre exemple dans une entreprise, lors d’un RDV de travail, alors que nous préparions une formation. Une des RH, au bout d’une heure d’échanges, me dit « Mais, par exemple, un manager qui met régulièrement sa main sur ma cuisse ou qui me touche les cheveux, ça, c’est pas normal ? ».
A chaque témoignage, j’avais le sentiment de me liquéfier. Je me rendais compte que j’allais faire prendre conscience à cette personne qu’elle avait subi du harcèlement, parfois une agression sexuelle et que c’était grave.
En 2016, 2017, on a commencé avec les collègues à intégrer la question du harcèlement sexuel au travail dans toutes nos interventions. A chaque fois, il se passait la même chose. C’était devenu une sorte de comique de répétition, mais en version pas drôle.
On savait qu’à chaque fois, on allait assister à la même scène.
La formatrice : « On va parler du harcèlement sexuel au travail »
Les stagiaires : « On n’en n’a pas chez nous »
La formatrice : « Les harcèlement, c’est … (définition pénale, un peu indigeste) »
En face : « Non, non, chez nous, y en a pas ».
La formatrice : « Par exemple, un collègue qui vous fait des remarques sur vos fesses toutes les semaines, ou des collègues qui racontent des « blagues » sexuelles à voix haute dans les bureaux »
En face, un blanc. Gêné. Suivi de : « Ça ? Ça, c’est du harcèlement sexuel ? Mais non, ça, c’est tous les jours »
A chaque formation, ça recommençait. Encore et encore. Partout où on allait, on faisait prendre conscience aux femmes et aux hommes que ces comportements quotidiens n’étaient pas normaux.
On voyait très clairement les conséquences du harcèlement. Les violences sexuelles au travail sont dévastatrices. Elles peuvent faire disparaître l’estime de soi. Elles peuvent stopper des carrières. Elles peuvent briser des gens. Les violences peuvent détruire.
Et quand bien même le harcèlement n’était pas nommé, il était là. Et il abîmait.
Plus on en parlait dans nos formations, plus les témoignages arrivaient. On voyait régulièrement, à l’issue des formations, une femme venir nous voir : « Je peux vous parler d’un truc personnel ? ». On savait qu’elle allait nous parler de violences. On donnait systématiquement le n° de téléphone de l’AVFT et du CFCV (0 800 05 95 95)
L’onde de choc #MeToo
Et #MeToo est arrivé. Et là, plein de choses ont changé. Pas toutes mais plein quand même.
D’abord, depuis #MeToo, les gens écoutent lorsque l’on parle du sujet. Les oreilles se dressent, les regards se fixent. Le sujet est vu comme légitime.
Ensuite, la thématique des violences sexuelles fait maintenant partie intégrante des formations sur l’égalité professionnelle ou la diversité. La question des violences est intégrée par exemple au cahier des charges des labels Afnor. Une circulaire spécifique a été rédigée en mars 2018 dans la fonction publique.
Enfin, des entreprises et des administrations demandent à se former sur la thématique. Ce n’est pas arrivé immédiatement après #MeToo. Il a fallu un an pour que nous voyons (à notre petit niveau) les entreprises et administrations se mobiliser sur le sujet.
Aujourd’hui, on nous demande d’intervenir spécialement sur la thématique, on nous demande des jurisprudences, des exemples, des études de cas. Les clients nous demande bosser avec les gens pour changer leurs pratiques.
Pas partout bien sûr. Il y a quelques semaines, j’ai été contactée par une grande entreprise parce qu’elle voulait respecter la loi et donc organiser une formation de ses managers sur le harcèlement sexuel. RDV surréaliste. « Bon, ils n’ont pas le temps. Donc on va faire la formation en 1 heure. Et puis par Skype, parce qu’ils ne peuvent pas se déplacer ». J’ai décliné. Transformer des mentalités et des comportements, à distance, en 1 heure, on ne sait pas faire.
Et maintenant ?
Depuis quelques mois, de nombreuses structures se mobilisent donc pour prévenir les violences sexistes et sexuelles en interne, sanctionner, accompagner les équipes. Soit par conviction, soit sous l’impulsion des syndicats, soit car les structures sont confrontées à des cas de harcèlement.
On observe plein de choses passionnantes.
D’abord, le niveau de connaissance sur le sujet reste très faible. Depuis un an, les articles se multiplient et pourtant, les idées reçues sont tenaces. Très peu de personnes que je rencontre sont capables de caractériser des faits. Agissement sexiste, injure publique sexiste, harcèlement sexuel, … Les choses sont pourtant clairement définies dans le code du travail ou dans le code pénal depuis plusieurs années.
Cette méconnaissance a une conséquence : une banalisation encore très solidement ancrée. Très – très – souvent, des victimes me disent : « Vous êtes la première à me dire que ce qu’on m’a fait est grave ».
NB : soutien à toutes ces survivantes, celles que j’ai rencontrées depuis toutes ces années et les autres, vous êtes mes super-héroïnes.
Donc d’abord, une méconnaissance forte. Ensuite, on observe chez les RH, les CSE et les directions une absence de formation très nette qui pèse sur leur efficacité. De nombreuses fois, nous avons vu des services RH alertés de faits graves ne pas les faire remonter à la direction. Résultat, aucune sanction, aucune mesure. Nous avons vu des représentant.e.s du personnel dire « ça va, on lui a parlé, il s’est calmé ». Alors que la personne en question avait déjà brisé 3 femmes dans l’entreprise.
Des managers ou des dirigeant.e.s, de bonne foi souvent (pas toujours), nous disent « Ma porte est ouverte, les gens peuvent venir me parler, je ne comprends pas pourquoi les gens ne viennent pas ».
Grande question qui revient tout le temps. « Puisqu’on dit que les gens peuvent venir nous parler, si rien ne remonte, c’est qu’il n’y a rien ». Faux. Si rien ne remonte, c’est que c’est difficile pour les victimes. Et que vous ne mettez pas les bons dispositifs en place.
D’abord c’est difficile d’identifier la gravité des faits. La société toute entière, nous dit que ce n’est pas si grave, que tout ça relèverait du « droit d’importuner ». Pourquoi aller parler de quelque chose qui n’est pas important ? Et surtout, est-ce que vraiment ça vaut le coup d’aller déranger le chef / la cheffe pour ça ? On se dit que non.
(NB : c’est important, c’est grave, dérangez vos chef.fe.s, ils et elles sont payés pour ça)
Ensuite, parce que ce n’est pas facile, dans un monde du travail sous tension, d’aller faire part de problèmes, professionnels ou pas. Y a toujours un grand panneau avec écrit « chômage » qui n’est pas loin. Donc on fait un choix et souvent, on va choisir de ne rien dire, par peur de perdre son travail. De peur aussi parfois de mettre l’entreprise ou le service en difficulté.
(NB : une personne qui alerte de faits de harcèlement est protégée par le code du travail)
Parfois, c’est parce que le problème vient du sommet. Dans une entreprise dans laquelle je suis intervenue il y a quelques années, j’ai découvert rapidement que les faits de harcèlement sexuel qui me remontaient étaient ceux du n°1. Allez parler de harcèlement quand c’est le PDG le problème. Difficile.
Enfin, et je pense que les RH ou directions n’en n’ont pas conscience, quand on pousse la porte d’un bureau pour dire qu’on est ou qu’on a été harcelée, on porte ensuite la marque. « Harcelée ». « Victime ». C’est pas du tout agréable.
En 2016, lorsque j’ai lancé la pétition sur la Loi Travail, j’avais eu plein de portraits dans différents médias. Dans Le Monde, le journaliste avait précisé dans son papier que j’avais été victime de viol. La marque.
Donc c’est dur de parler.
Un message aux RH et aux patron.ne.s : il ne suffit pas de dire « venez parler, ma porte est ouverte ». Allez chercher les informations. Dès qu’un mini bout d’alerte vous remonte, traitez-le. Comme les journalistes avec une info.
Souvent, les dirigeant.e.s me disent : « Oui, mais quand même, faut faire attention à la rumeur hein ».
Ce truc me fascine. Je leur réponds toujours la même chose. Il n’y a pas de rumeurs. Il y a des informations.
Ces informations, parlant par exemple d’un « mec relou » ou d’un manager « brutal », vous devez les vérifier. Soit l’info n’est pas fondée, dans ce cas, vous avez quelqu’un qui ment délibérément dans vos équipes et ça veut dire que vous avez un problème. Soit l’info est fondée et dans ce cas, vous avec un problème de harcèlement. Dans les deux cas, il y a un problème à traiter. Vous êtes managers. Traitez les problèmes.
Espoir
Il y a plein de choses qui n’ont pas suffisamment bougé, c’est vrai.
Mais il y en a d’autres qui ont changé. Radicalement. En un temps record. Et ça me remplit d’espoir.
La première chose, c’est que les victimes s’organisent plus qu’avant. Les femmes s’entraident. Se soutiennent. Se passent les n° utiles, les contacts des psy bienveillant.e.s et des avocat.e.s efficaces. Cette force est immense. Elle peut renverser des montagnes.
La deuxième, c’est que les gens témoignent plus fort et plus nombreuses et nombreux. La peur est toujours là, la chape de plomb aussi. Mais moins qu’avant. J’ai vu ces derniers mois des femmes témoigner dans des réunions de haut.e.s-fonctionnaires, des femmes témoigner devant 50 salarié.e.s. Les victimes parlent plus fort et les collègues entendent mieux.
Enfin, je croise des dirigeant.e.s d’entreprise ou d’administration qui veulent en finir avec le harcèlement. Pour de bon. Et ça ne m’était jamais arrivé. Comme dirait Gabin, c’est comme les poissons volants, ils ne constituent pas la majorité du genre. Beaucoup de dirigeant.e.s, quand je demande un RDV pour faire part de faits de harcèlement ou d’agression, me reçoivent poliment, parce qu’ils se disent qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Ils ou elles me remercient chaleureusement à la fin, m’assurant qu’ils ont bien entendu l’alerte. Ils ou elles vont même jusqu’à me dire, droit dans les yeux : « Je n’ai jamais été au courant » alors qu’ils ont été alertés à plusieurs reprises. On sort de ces RDV en colère. Avec un sentiment de tristesse et d’inutilité.
Mais il y a quelques exceptions. Des dirigeant.e.s de structure qui sont prêt.e.s à mettre les mains dans ce bourbier intersidéral du harcèlement sexuel au travail et à inventer de nouveaux rapports sociaux dans l’entreprise. Je trouve ça courageux. Parce qu’au moment où ils et elles donnent le signal de la mobilisation de l’entreprise, les témoignages remontent, les souvenirs, les violences. Et il faut traiter, accompagner, sanctionner, reconstruire. C’est un travail immense.
C’est la condition sine qua none de l’égalité au travail et dans la société.