Le journal Le Monde a publié samedi 30 mai un supplément spécial de 14 pages sur les féminicides. Des enquêtes longues qui montrent à la fois les mécanismes des violences au sein du couple et les dysfonctionnements multiples des services publics face aux violences conjugales. Caroline De Haas, directrice associée du groupe Egaé, a lu le supplément du Monde consacré aux féminicides.
[ALERTE] Ce billet traite des violences au sein du couple. Il aborde des sujets douloureux. Si vous sentez que c’est trop dur, faites une pause.
Cécile Prieur, directrice adjointe de la rédaction, raconte en introduction comment les journalistes ont travaillé pendant 1 an. Ils ont remonté l’histoire de 120 féminicides de 2018, enquêté, pour essayer de comprendre. « Il ressort que ces crimes sont, le plus souvent, l’aboutissement d’une mécanique qui aurait pu, et aurait du, être identifiée et désamorcée ».
Les violences étaient la plupart du temps là bien avant le meurtre. Violences économiques, psychologiques, physiques ou sexuelles. Le meurtre arrive souvent au moment de la séparation, lorsque la femme tente d’échapper au contrôle de son conjoint ou ex-conjoint.
Ces enquêtes confirment que ces violences au sein du couple ne sont pas suffisamment prises au sérieux, ni par les forces de l’ordre, ni par la justice et ni par l’entourage. L’enquête #PayeTaPlainte qu’on avait réalisée en 2018 le montrait bien. Tous ces papiers démontrent au final ce que les associations féministes ne cessent de répéter : les féminicides ne sont pas une fatalité. Ils peuvent être évités.
Le premier article, signé Zineb Dryef, raconte l’histoire de Laetitia Schmitt, assassinée par son ex-mari en juin 2018. Elle avait 36 ans. Son ex n’avait plus le droit de l’approcher.
Le papier raconte notamment le début de l’histoire entre Laetitia et Julien. On observe dès le départ que la relation n’est pas une relation égale. Julien contrôle les allées et venues de sa conjointe, il essaye de faire en sorte qu’elle sorte le moins possible. C’est très caractéristique dans les relations de violences : en général, dès le départ, la relation est asymétrique. L’un prend le dessus rapidement. On peut donc détecter très tôt que quelque chose ne va pas. Zineb Dryef explique la mise en place, petit à petit, du contrôle de la vie de Laetitia par Julien. Téléphone, sorties, déplacement, compte en banque, vêtements… Quand j’anime des formations, je vois que la question des vêtements percute. Plein de gens me disent « oh la la, vous parlez de ma mère là ». Le contrôle de la façon de s’habiller de l’autre est un signal d’alerte important dans toutes les histoires de violences. Avant d’assassiner Laetitia, Julien a été condamné à un an de prison avec sursis et à une obligation de soin. Qui n’a jamais été suivie. Ce qui questionne c’est que tous les éléments étaient présents pour identifier que Julien avait commis des viols conjugaux. Pourquoi n’est-il pas allé aux Assises ? Autre élément qui questionne toujours dans les histoires de violences : la garde des enfants. Julien avait gardé l’autorité parentale et voyait les enfants. Laisser des enfants voir un père violent, c’est les mettre en danger. Eux et leur mère. La justice française n’a pas l’air d’avoir compris cela.
L’article suivant, signé Nicolas Chapuis et Faustine Vincent, revient sur la rupture, moment le plus dangereux pour les femmes victimes de violences.
L’article utilise l’expression « crimes de propriétaires » qui exprime bien ce qu’il se passe. L’homme violent considère sa conjointe comme son bien et n’envisage pas qu’elle vive de manière autonome. Dans cet article, on voit aussi l’entourage tenter de « réconcilier » le couple alors que la femme victime a réussi à partir. « Il a changé ». N’imaginez pas qu’une relation de violence va devenir une relation égalitaire par magie. Cela n’arrive jamais. Pour faire cesser les violences, il faut que la relation cesse. L’homme violent peut ensuite, s’il sort du déni et travaille sur son comportement, cesser de l’être (violent). Mais la rupture est indispensable.
L’article suivant est signé Julie Bienvenue, Jérémie Lamothe et Nicolas Chapuis. Il décrit la façon dont les féminicides prennent souvent la forme d’un déchainement de violence inouïe.
On y apprend que c’est l’arme blanche qui est la plus souvent utilisée dans les féminicides, devant les armes à feu ou la strangulation. Les coups n’arrivent qu’en 4ème position. C’est d’ailleurs pour cette raison, sous l’impulsion du collectif « Féminicides par compagnon ou par ex » qu’on a arrêté avec #NousToutes d’employer l’expression « morte sous les coups de son conjoint ». Parce que le plus souvent, ce n’est pas sous les coups. Et que cette expression renforce les stéréotypes autour de « la femme battue ».
L’article suivant est signé par Faustine Vincent, Nicolas Chapuis et Luc Leroux. Il parle du profil psychologique des auteurs de féminicides. Profil qui, selon l’article, n’existe pas. L’élément très intéressant dans cet article c’est qu’il déconstruit l’idée du « coup de folie » dont on entend encore trop souvent parler. Les auteurs des violences sont totalement conscients de ce qu’ils font. Les féminicides ne sont en général pas « un accident » qui arrive dans une histoire de couple mais l’aboutissement d’années de violences psychologiques, physiques ou sexuelles. Les hommes violents sont dans une situation de domination totale sur leur conjointe. Le meurtre est l’expression ultime de cette inégalité femme – homme.
Pour l’article suivant, les journalistes Zineb Dryef, Jérémie Lamothe, Luc Leroux et Faustine Vincent sont allés à la rencontre des proches. C’est douloureux.
Ils montrent bien comment les auteurs de violences s’organisent pour assurer leur impunité. « Je me suis fait embobiner » raconte le principal du collège où travaillait une victime. Tous le disent : « Les indices, il y en a eu plein ». Mais ces « signaux faibles » n’ont pas été pris au sérieux. Par l’entourage et parfois par les pouvoirs publics. Sylvie par exemple, tuée en octobre 2018, avait porté plainte 2 fois avant d’être tuée. 2 plaintes qui n’ont pas été traitées.
En novembre dernier, Le Monde avait d’ailleurs publié une enquête montrant que 30% des féminicides auraient pu être évités si les plaintes ou main courantes des victimes avaient été prises au sérieux par les forces de l’ordre et par la justice. 40 femmes. 40 vies.
C’est pour cela que les formations à détecter les violences et évaluer le danger devraient être systématisées. Partout. Comme les premiers secours. Chacune et chacun d’entre nous devrait apprendre à poser les bonnes questions, à orienter les victimes, à les accompagner pour rompre le cycle des violences. Avec #NousToutes, nous avons formé en avril et mai 20 000 personnes. C’est super mais franchement, ce n’est pas du tout suffisant. Ces formations devraient être réalisées par l’Etat, gratuitement, pour tout le monde.
Faustine Vincent a recueilli le témoignage de Fanny, 21 ans, fille d’une victime de féminicide. On découvre que son père a gardé l’autorité parentale sur ses enfants. Incompréhensible.
Magali Cartigny raconte le protocole mis en place par le parquet de Bobigny qui permet d’hospitaliser automatiquement, sous X et au moins 3 jours les enfants présents lors de féminicides ou de tentative de meurtre. Cela permet une prise en charge du trauma immédiate et donc beaucoup plus efficace. L’article précise que la généralisation de ce dispositif « n’a pas été retenue par le Grenelle contre les violences ». … #NoComment
Le dernier article, signé Zineb Dryef et Faustine Vincent revient sur le terme de « crime passionnel », encore trop souvent utilisé par certains médias et parfois même par des magistrats.
Les enquêtes du Monde montrent que la distinction entre les crimes qu’on aurait pu prédire (ceux qui arrivent après des années de violences) et le soi-disant « coup de folie » ne tient pas la route. Dans toutes les histoires, il y avait des signes avant-coureurs. Un service public efficace de détection et de prise en charge aurait pu voir les violences.
On découvre que le mot crime passionnel était déjà critiqué par un président de la cour d’appel de Paris en … 1893 ! On apprend aussi qu’en juillet 2019 (!!), une avocate explique qu’elle va plaider « le crime passionnel » pour défendre son client, auteur de féminicide. « J’ai regardé sur Wikipédia dit-elle ». Au secours. « La notion de ‘crime d’amour’ a contaminé l’imaginaire collectif » disent très justement les journalistes.
Le supplément se termine par une longue interview de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie par Lorraine de Foucher . Elle montre notamment comment les violences que subissent les femmes s’inscrivent dans la « hiérarchie sexuée du monde », comment elles ont été, de fait, pendant très longtemps la norme. Et qu’elles le restent encore en partie aujourd’hui.
Un des éléments qui interpelle dans ce (très bon) supplément, c’est à la fois l’effort des journalistes pour utiliser les bons mots « féminicide », « meurtre », « proie », « crime » et, en même temps, le fait qu’il y ait encore des mots qui ne sont pas à leur place.
Par exemple, parler de « sexe » lorsqu’on parle d’un viol conjugal. Parler de « phénomène » pour parler des violences, comme si elles relevaient du para-normal, d’un fait qu’on ne pourrait pas contrôler.
Il y a aussi tous les témoignages des hommes violents qui disent qu’ils « aiment » la victime et qui ne sont pas toujours suivi d’une analyse critique. Ces relations n’ont rien à voir avec de l’amour. Rien. Je pense qu’il serait utile de le rappeler systématiquement.
Autre terme qui ne va pas, que Le Monde emploie encore souvent : les « abus sexuels ». Ce terme n’existe pas dans le code pénal, pourquoi ne pas utiliser les bons mots : agression sexuelle, viol ? Et le mot « abus », en français, on l’utilise pour parler de quelque chose d’autorisé dont on a fait une utilisation exagérée. Alcool, réseaux sociaux, chocolat. Y a un niveau où c’est OK et un niveau où on abuse. On ne peut pas abuser d’un enfant. Même un petit peu, c’est non.
Ce numéro du journal Le Monde est intéressant à plein de titres. Par son contenu, très riche. Aussi parce qu’il montre à quel point la société et les médias ont bougé ces dernières années sur les violences que subissent les femmes. Ce numéro montre à quel point la France a encore beaucoup – beaucoup – de travail à faire pour en finir avec les violences. On espère que Marlène Schiappa annoncera des mesures et des moyens à la hauteur mardi soir sur France Télévisions.
Un grand bravo aux journalistes qui ont enquêté. J’espère qu’ils et elles prennent soin d’eux : travailler sur les féminicides, c’est comme travailler en zone de guerre, ça abîme.